Le vélo, outil de résilience pendant la guerre

Certains écologistes craignent une nouvelle crise énergétique. Une grosse. En Europe, les deux dernières crises énergétique d’importance sont la seconde guerre mondiale et le choc pétrolier de 1973 (la crise de la Covid19 n’était pas liée à l’énergie). Chacune des deux a généré un retour du vélo, plus ou moins intense selon les pays.

En France, le choc pétrolier de 1973 n’a pas été très violent, et même dans les pays où il le fut, la crise ne dura que quelques mois. En revanche l’occupation allemande, entre 1940 et 1944, a été à la fois violente et longue, en France comme dans de nombreux pays d’Europe.

Un livre récemment acheté par Andrej et laissé à la disposition des bénévoles de l’atelier d’Istres présente quatre chapitres intéressants sur cet épisode. Il méritait un article. Le livre s’intitule Archives du vélo, fait partie d’une collection Archives des métiers, et ses auteurs sont Jacques Borgé et Nicolas Vlasnoff. Il date de 1998. Le livre est un livre d’archives, essentiellement des photos mais aussi des archives écrites, articles de journaux pour la plupart. En parcourant ce livre, nous découvrons comment les gens des différentes époques ont vécu le développement du vélo. Des quatre chapitres consacrés au vélo au temps de l’occupation, j’en ai retenu deux.

Trois millions de parisiens pédalent (le Journal 11 et 22 décembre 1940 – partiel)

Un poète sportif a dit que le vélo était « fils de France ». Il faudrait dire le fils longtemps négligé et maintenant chéri de Paris. On en voit de toutes sortes,, jusqu’à de grands « bis » qu’on croirait échappés du Musée des Arts et Métiers…
L’innombrable légion de vélocipédistes se répand de l’aube au crépuscule à travers les barrages de la circulation sans qu’il y ait trop de friction entre eux et les piétons… ou les agents !
Le cycliste, d’ailleurs – puisque son ennemie naturelle, l’automobile, déclare forfait – trouve que les signaux lumineux des carrefours sont trop hauts pour ses regards, mais surtout que de nombreux « sens interdits » sont inutiles !
Près des gares, rangés tout contre le trottoir, une multitude de véhicules bizarres attendent… D’ordinaires charrettes à bras voisinent avec des triporteurs défraichis… Clouées en travers des deux roues d’une bicyclette, trois longues planches basculent, oscillent, attendant leur chargement… De vulgaires brouettes de jardinier s’insinuent entre des « bécanes » traînant une caisse à savon montée sur roues de trottinette. Un landau d’enfant veuf de toute capote stationne tout contre un tricycle muni d’un vaste panier à l’avant.
Sur les triporteurs, des invites alléchantes sont inscrites « transports rapides… pour Paris et sa banlieue… »; « Taxis pour toutes directions… » ; « Taxis à sueur… tarif raisonnable » , « Transports modernes » , « Taxis 1940 » , « taxis de crise ».

À Saint-Étienne, on relève les manches. (le Journal 4 décembre 1940 – complet)

Saint-Étienne, capitale du cycle avait repris, un mois après l’armistice, toute son activité. C’est une curieuse cité que Saint-Étienne, sur les bords du Furens dont les eaux ont des propriétés favorables à la trempe des métaux. La richesse des filons charbonniers a fait naître et croître de vastes industries : armes, rubans de soierie, cycles, etc. La ville est noire, les brouillards épais y sont fréquents. Et pourtant l’atmosphère n’est pas triste. On y travaille dur dans une ambiance de cordialité, de camaraderie, d’égal amour pour son métier.
Tout de suite après l’armistice, la disparition du carburant fit de la bicyclette un instrument de première nécessité. Par dizaines de milliers, les commandes s’abattirent sur Saint-Étienne.
Personne mieux que M. Mercier ne pouvait me renseigner sur la reprise de fabrication du cycle : il est stéphanois pur sang, il connait l’affaire de A à Z. Il est sportif. Il a créé la marque André Leducq qui s’inscrivit au palmarès de grandes courses avant la guerre.
Ce puissant industriel me reçoit en bleu d’atelier. Ses réponses sont directes, claires et pertinentes :
– C’est un mois après l’armistice que nos avons pu nous remettre en route. Ce n’était pas facile de changer toute notre fabrication de guerre pour nous remettre au vélo… Mais il le fallait bien : de tous côtés on nous accablait de commandes.
J’ai pris mon téléphone et je me suis adressé à mes fournisseurs de pièces. À l’un je disais :  » Mon vieux, il me faut 10.000 moyeux ». À l’autre : « débrouille-toi pour me faire des axes de pédalier ». Ils disaient « entendu, ça marche » ou bien » Ça va être difficile, mais on va s’arranger… ». En fin de compte, tous ont retrouvé le moyen de remettre leur fabrication en marche. Il faut vous dire qu’ici, l’industrie est assez particulière. Saint-Etienne, c’est un peu la patrie des anciens ouvriers ou des contremaîtres devenus patrons. Sur 100 gros industriels, vous en trouverez 90 et plus qui sont d’anciens ouvriers ou des contremaîtres formés à notre école professionnelle. A commencer par moi, d’ailleurs. Nous nous connaissons tous. Nos fournisseurs sont des amis, souvent mêmes des camarades d’enfance. On peut, dans ces conditions, réduire au minimum la paperasse commerciale. Mais quelles difficultés ! Tout manquait ou à peu près. Mais nul n’est plus ingénieux qu’un artisan devenu industriel. Ils ont fini par se débrouiller. Tenez, la matière première était notre premier souci. Il restait juste assez de stock pour démarrer. Aussitôt on s’est mis à récupérer les riblons, les chutes, les vieilles ferrailles, à les refondre et à les travailler. Voulez-vous d’autres exemples ? Les huiles minérales sont introuvables. Il en faut pourtant pour faire marcher nos machines. Chacun a cherché et a trouvé : huiles de vidange, récupération de graisses, mixtures de toutes sortes. Autre exemple : pour braser les tubes, on employait de l’acide borique qui venait d’Italie. On a vite trouvé d’autres produits, cinq ou six sortes de pâtes composées de mixtures diverses qui permettent de braser. Plus de camions pour les transports ? J’ai vu des cadres, des jantes, des pédaliers transportés par charrettes à chevaux, par charriots à bœufs, par voitures à bras, à dos d’homme… Il y a aussi autre chose qu’il faut signaler, c’est que notre industrie a fait naître dans notre ville une main d’œuvre spécialisée incomparable. Tenez par exemple, cette jeune fille que vous avez vue tout à l’heure tracer d’une main si sûre des filets de peinture sur l’émail des cadres, elle représente la troisième génération de « fileurs » employés chez moi. J’ai eu son grand-père, j’ai encore son père. Mon volume de production atteint environ 90% de celui d’avant-guerre et cela malgré les difficultés dont vous avez pu vous rendre compte. Et nous sommes loin de satisfaire à toutes les demandes. Toute notre production est déjà retenue pour cinq ans.

Que retiens-je de ces informations ?

En 1940,

  • La France a pu très rapidement se (re)mettre au vélo : les voitures étaient encore rares, quoique sans doute plus fréquentes à Paris qu’ailleurs.
  • Les petits feux tricolores à hauteur de cyclistes doivent dater de cette époque.
  • De grosses commandes de vélos ont pu être passées à l’industrie nationale (stéphanoise entre autres) qui a pu répondre
  • Paris était une agglomération très peuplée et très dense (3 millions d’habitants intramuros) mais la banlieue n’était pas aussi dense que maintenant, et son approvisionnement a pu être fait avec les moyens du bord (avec le rationnement mis en place dès septembre 1940). Ce n’est pas un sujet traité par les chapitres reproduits dans mon article, mais dans un troisième (« 300 kg dans une remorque »).

Si une telle crise arrivait aujourd’hui

  • Beaucoup de vélos sont stockés dans des caves et ils ressortiraient sans doute très vite… mais il y aurait beaucoup de travail de remise à niveau. Les magasins de vélos ont disparu des centre-villes, ils sont partis dans les zones commerciales. Heureusement il y a les ateliers militants comme ceux de notre association, mais on peut être inquiet pour les pièces de rechange.
  • Aucune commande ne pourrait être passée à des entreprises nationales : nos aciéries se portent mal, il n’y en a plus que deux qui travaillent à partir de minerai (ArcelorMittal Dunkerque et Fos-sur-Mer). Nous sommes donc dépendants de l’étranger dès le matériau de base. Et il n’y a plus aucun fabricant de cycles en France (sauf petits ateliers ou les assembleurs). Et qui sait si les commandes passées à l’étranger auraient quelques chances d’aboutir. Les gens qui ont connu la crise de la COVID et la pénurie des masques de protection dans les premières semaines de cette crises ont sans doute aussi peur que moi…
  • Paris est désormais une agglomération de 8 millions d’habitants (estimation…) qui a perdu sa ceinture de maraîchers. Son approvisionnement en légumes est juste impossible sans les camions.
  • Ce n’est pas abordé mais la France, si elle était déjà dépendante pour le pétrole, était encore à peu près autosuffisante en charbon, qui était encore très utilisé pour le chauffage, peut-être même pour des machines à vapeur pour l’industrie (mais leur remplacement par les moteurs électriques devait déjà être bien avancé). La plupart des villes avaient encore des usines à gaz qui fabriquaient du gaz de ville à partir de charbon. Ces usines ont été remplacées par le réseau de gaz naturel. De nombreuses voitures furent adaptées avec des « gazogènes », de petites usines à gaz qui alimentaient le moteur en gaz de charbon.

Conclusion

En 1940, la France a été très résiliente à la suppression de l’approvisionnement en pétrole qui a suivi sa défaite face à l’Allemagne et liée à l’occupation qui a suivi et au blocus dont l’Europe occupée souffrait. Pour les transports, qui ne furent qu’une partie du problème, le vélo fut une des solutions. Le charbon, source d’énergie encore très importante à l’époque, fut l’essentiel de la réponse énergétique. La France était aussi autosuffisante pour son alimentation. Elle a pourtant souffert, car le rationnement dura jusqu’en 1949.

Si une telle crise arrivait aujourd’hui, alors que beaucoup de gens habitent désormais très loin de leur lieu de travail, le vélo ne pourrait plus être la réponse qu’il fut alors. Mais on aurait bien d’autres soucis, pour l’alimentation et de nombreux produits manufacturés. Le libre échange, si favorable au consommateur mais si défavorable pour nos industries manufacturières, est passé par là. Nous en avons tous profité en tant que consommateurs, mais notre pays (et largement toute l’Europe) est désormais incroyablement dépendant de l’étranger. Y avait-il une autre voie possible ? Sauf à s’enfermer comme la Corée du Nord, je n’en suis pas sûr. Ce qui est sûr c’est que la dépendance est là.

Une telle crise peut-elle arriver ? Beaucoup d’écologistes, qui prédisent la fin du pétrole pour dans pas si longtemps, le pensent. Je crois leur raisonnement juste. Si elle arrive, le vélo sera une réponse anecdotique dans un monde en chaos, mais une réponse tout de même. Arrivera-t-elle aussi brutalement que la défaite de 1940 ? Sans doute pas. Certains pensent en fait qu’elle a déjà commencé, à bas bruit. Le flux de marchandises transportées par des camions baisse depuis 2008… Créer une société plus moins dépendante aux énergies fossiles et plus résiliente semble bien pertinent.

Les prévisions de production de pétrole des 16 principaux fournisseurs de l’Europe. Source The Shift Project

Sur le fait de voir ou non les catastrophes arriver, me revient l’histoire juive suivante, qui doit venir des États-Unis et dater de peu après la dernière guerre, ce qui fait qu’on reste dans le thème de l’article :

– Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?
– Réponse : les pessimistes ont fini à Hollywood, et les optimistes à Auschwitz…

Explication pour ceux qui n’auraient pas les références : les optimistes sont dans cette histoire les juifs d’Europe qui n’ont pas cru que le nazisme serait si violent, ils n’ont pas fui et ont fini en camp d’extermination (Auschwitz étant le plus grand d’entre eux). Les pessimistes, ceux qui ont vu le danger du nazisme arriver, ont émigré, souvent aux États-Unis, et leur nombre dans l’industrie du cinéma américaine (Hollywood) était particulièrement grand.

Bref, si une catastrophe arrive, il vaut mieux l’avoir anticipée…

Une réflexion sur “Le vélo, outil de résilience pendant la guerre

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